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L’IA générative au travail: quel impact sur l’emploi en Europe et ailleurs

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Pawel Gmyrek

Chercheur principal à l’OIT

 

Entretien avec Pawel Gmyrek, chercheur principal à l’OIT et co-auteur de «Generative AI and Jobs: A Refined Global Index of Occupational Exposure».

Selon vos recherches, quelles sont les principales tendances de l’impact de l’IA générative sur l’emploi et les professions?

Pour l’instant, nous parlons surtout d’«exposition» à l’IA générative. Les statistiques d’emploi évoluent lentement, alors que l’exposition – mesurée à travers le potentiel d’automatisation des tâches selon les professions – offre une vision plus claire des transformations à moyen terme. Ce qui se dessine, ce n’est pas une «apocalypse de l’emploi», mais bien une transformation des métiers.

En mai 2025, l’OIT et le NASK – l’institut national polonais de recherche placé sous l’autorité du ministère du numérique – ont publié un rapport conjoint actualisant notre indice mondial d’exposition professionnelle à l’IA générative. Ce projet est unique car il a permis à la fois d’affiner les estimations mondiales et de mener des études approfondies en Pologne, avec des groupes de discussion réunissant travailleurs et employeurs, ainsi qu’une enquête nationale représentative sur l’adoption de l’IA générative au travail.

Les résultats confirment nombre de nos conclusions précédentes, mais apportent aussi des mises à jour importantes. Les professions administratives restent les plus exposées, même si l’automatisation de nombreuses tâches s’avère plus complexe en pratique que ne le laissent entendre les modèles théoriques. Les emplois les plus exposés demeurent les agents de saisie de données, dactylographes, comptables et aides-comptables, ou encore secrétaires administratifs. Dans le même temps, depuis 2023, l’exposition a augmenté dans des professions plus techniques et spécialisées – analystes financiers, développeurs web et multimédias, programmeurs d’applications, conseillers en investissement – reflétant l’extension de la capacité de l’IA générative à accomplir des tâches hautement numériques.

À l’échelle mondiale, environ un emploi sur quatre (24 %) présente un certain degré d’exposition. Mais les écarts entre pays sont marqués: un emploi sur trois dans les économies à revenu élevé, contre un sur dix dans les pays à faible revenu. Les différences persistantes entre femmes et hommes sont frappantes: dans les pays à revenu élevé, près de 10 % des emplois occupés par des femmes se situent désormais dans les professions présentant le plus fort potentiel d’automatisation, contre 3,5 % pour les hommes. En 2023, ces taux étaient respectivement de 7,8 % et 2,9 %.

Cette exposition ne signifie pas l’automatisation immédiate d’une profession entière, mais la possibilité qu’une large part de ses tâches actuelles puisse être effectuée grâce à cette technologie. La disparition ou non d’un métier dépendra non seulement de la décision d’adopter l’outil, mais aussi de la capacité des personnes concernées à acquérir de nouvelles compétences et à s’adapter à l’évolution de leurs tâches. 

Comment l’IA générative transforme-t-elle les lieux de travail?

Malgré l’intensité du débat public, l’usage réel de l’IA générative dans les entreprises reste limité, notamment pour des intégrations allant au-delà de tâches simples. Lors de notre enquête auprès des travailleurs polonais fin 2024, seuls 9,4 % déclaraient que leur employeur avait officiellement introduit ces outils. Près de la moitié affirmaient que leur entreprise n’avait aucun projet en ce sens. Ce constat contraste avec les usages individuels: 16,7 % des travailleurs disaient avoir utilisé l’IA générative dans la semaine écoulée, ce qui suggère une pénétration «par la porte de côté», via des comptes ou appareils personnels, plus rapide que les stratégies ou régulations des entreprises.

Ces dynamiques créent deux groupes distincts. Les utilisateurs expérimentés se concentrent sur les applications pratiques et considèrent la vérification des résultats comme une routine. Les utilisateurs occasionnels, eux, expriment davantage de craintes générales: perte de créativité, affaiblissement des compétences de base. La différence vient de l’expérience professionnelle directe avec l’outil.

Le contexte organisationnel est déterminant. Lorsque l’IA générative a été introduite officiellement après consultation des salariés, la plupart l’utilisent et deux tiers souhaitent même en accroître l’usage. En l’absence de dialogue, l’incertitude domine: 41 % des employés se déclarent opposés à son adoption. Le manque de communication aggrave cette fracture: plus des deux tiers des salariés interrogés en Pologne disaient n’avoir reçu aucune orientation sur l’usage de ces outils, et seulement 2,1 % indiquaient que leur entreprise avait défini des limites claires. Une lacune étonnante, au regard des risques de mauvaise utilisation pour les entreprises elles-mêmes.

Ce que nous observons, c’est que la transformation est autant organisationnelle que technologique. La manière dont les entreprises choisissent d’introduire l’IA générative – en partenariat avec les salariés ou de façon unilatérale – déterminera si elle améliore la qualité de l’emploi et la productivité, ou si elle les détériore.

Comment s’assurer que la transition vers l’IA se traduise par la création d’emplois de qualité sans accentuer les inégalités?

Il faut garder à l’esprit que les technologies numériques ne sont jamais neutres: elles transforment le marché du travail et les sociétés autant sur le plan social et structurel que technologique. L’IA générative ne fait pas exception.

Un consensus croissant émerge chez les économistes: les véritables gains de productivité liés à l’IA générative ne viendront pas de la suppression d’emplois, mais de la complémentarité entre expertise humaine et capacités technologiques. Si elle est adoptée de manière centrée sur l’humain, l’IA peut transformer les professions, créer de la valeur et améliorer la qualité du travail. Si elle est utilisée uniquement pour réduire les coûts, accroître la surveillance ou limiter l’autonomie des travailleurs, les risques d’exclusion et d’inégalités augmentent.

C’est pourquoi les politiques publiques sont essentielles. Les cadres institutionnels – dialogue social effectif, systèmes de soutien aux travailleurs, directives claires sur les usages interdits – sont indispensables pour réduire les risques et garantir un accès équitable aux bénéfices. Nos recherches montrent que certains groupes sont particulièrement vulnérables: femmes, employés administratifs, jeunes et travailleurs âgés sans compétences numériques. Gérer équitablement la transition implique de cibler ces groupes: formation et reconversion systématiques, acquisition de compétences numériques, protection des revenus des personnes affectées et accompagnement vers la réintégration professionnelle.

En définitive, le rôle de l’IA générative comme moteur de développement ou facteur d’exclusion dépendra de notre capacité à gérer cette transition avec les mécanismes politiques et sociaux existants, et à garantir que les travailleurs aient voix au chapitre à travers le dialogue avec les employeurs.