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La transformation numérique est essentielle pour atteindre l’objectif de la protection sociale universelle

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Luis Frota

Responsable de programme, Innovation et transformation numérique, OIT

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Christina Behrendt

Cheffe de l’unité des politiques sociales, OIT

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Shahra Razavi

Directrice du Département de la protection sociale, OIT

Cet article explore comment les technologies numériques, y compris l’intelligence artificielle (IA), renforcent l’efficacité et l’inclusivité des systèmes de protection sociale, tout en mettant en lumière les risques, les défis en matière de gouvernance et les enjeux d’équité qu’elles soulèvent. En s’appuyant sur des exemples issus du Brésil, de la Moldavie, de la Corée et d’autres pays, il propose des enseignements pour tirer parti de l’innovation sans laisser personne de côté..

La transformation numérique et le partage de données en temps réel via des systèmes d'information interopérables contribuent à renforcer l'inclusivité et l'accessibilité de la protection sociale en simplifiant l'inscription, la vérification de l'éligibilité et la prestation de services. L’intelligence artificielle (IA) offre des opportunités pour atteindre ces objectifs, mais elle présente également des risques qu’il convient d’aborder.

Les technologies numériques contribuent à réduire les lacunes de couverture et à atteindre les bonnes personnes, au bon moment et avec le bon soutien. L’impact significatif des technologies numériques sur plusieurs aspects de la performance de la protection sociale universelle a été démontré pendant la pandémie de COVID-19. Par exemple, au Brésil, l’application pour l’allocation d'urgence a reçu 57,2 millions de demandes en 2020, un record d’inscriptions annuelles (Alfers et Juegens-Grant, 2023). Une analyse de 53 programmes de transferts monétaires a montré que les pays utilisant des systèmes électroniques ont effectué leur premier paiement en moyenne un mois plus tôt que ceux s’appuyant sur des mécanismes manuels pendant la pandémie (Beazley et al., 2021).

L’innovation dans les services numériques permet de couvrir les travailleurs dans des situations spécifiques. Par exemple, l’OIT a soutenu le gouvernement de Moldavie dans la numérisation du paiement des cotisations de sécurité sociale des travailleurs agricoles saisonniers, majoritairement des femmes, favorisant ainsi leur formalisation et contribuant à une plus grande égalité de genre dans la couverture de la protection sociale.

Des délégations d’Éthiopie et du Sénégal découvrent la mise en œuvre d’un système d’information de gestion open source au Fonds de sécurité sociale du Népal, janvier 2025

La transformation numérique de la protection sociale améliore également l'efficacité et réduit les coûts administratifs, permettant de réallouer des ressources à l’extension des prestations et à l’atteinte des populations mal desservies. L’automatisation des processus robotiques pour les tâches répétitives peut renforcer la capacité des institutions de protection sociale à faire face à une charge de travail accrue. Par exemple, en automatisant 14 processus, le Service coréen d’indemnisation et de bien-être des travailleurs (COMWEL) a économisé en moyenne 26 minutes par demande, ce qui équivaut à une réduction annuelle de la charge de travail équivalente à 41 employés à temps plein (OIT 2024).

Aujourd’hui, l’IA est de plus en plus utilisée dans la prestation et l’administration des services de protection sociale. Le traitement du langage naturel (TLN) permet aux institutions de sécurité sociale d’extraire des informations utiles à partir des demandes, réclamations et dossiers historiques des bénéficiaires, ce qui améliore la prestation de services et l’automatisation des processus.

Par exemple, le service de l’emploi de l’Estonie dresse le profil des demandeurs d’allocations de chômage et associe leurs profils aux offres d’emploi locales par le biais de recommandations adressées aux conseillers. Les agents IA apprennent à améliorer les processus automatisés, en capturant et en classant les informations issues des plaintes enregistrées via les lignes d’assistance, ce qui aide à prioriser les actions correctives. Si elles sont bien conçues et mises en œuvre, ces solutions peuvent permettre des économies et accroître la précision et la cohérence des décisions dans un contexte de forte charge de données, renforçant ainsi la capacité institutionnelle à étendre la protection sociale.

Si les avantages de la numérisation de la protection sociale ne doivent pas être sous-estimés, il est important d’en considérer les limites, les risques, les coûts et le potentiel de créer de nouvelles inégalités, notamment avec l'utilisation de technologies fondamentales telles que l’IA.

Premièrement, certains pays pauvres et de larges segments de leur population font encore face à des obstacles à la numérisation dus à la faible disponibilité, accessibilité et abordabilité des technologies numériques. Une faible couverture internet et un réseau cellulaire limité persistent dans de nombreuses régions.

Deuxièmement, de nombreuses organisations de sécurité sociale doivent d’abord investir dans la gestion de leurs données. La qualité des données et leur protection sont des fondements essentiels à la réussite de la transformation numérique. La prise de décision basée sur les données (règles ou décisions opérationnelles assistées par l’IA, analyses et prévisions), ainsi que l’automatisation robotisée des processus, dépendent fortement de la qualité des données structurées et non structurées sous-jacentes. À cette fin, l’OIT a soutenu le Fonds national de sécurité sociale du Kenya dans l’amélioration de la qualité des données, à travers des processus efficaces de gestion et de gouvernance des données.

À mesure que les données numériques sont de plus en plus produites, échangées et utilisées, les données issues des organisations de protection sociale doivent également être sécurisées et dignes de confiance. Les institutions de protection sociale, notamment les caisses d’assurance maladie, sont de plus en plus menacées par l’usage abusif des données personnelles par des prestataires tiers et par des vols de données, y compris via des attaques par rançongiciel. Malheureusement, les réglementations modernes en matière de protection des données et leurs principes ne sont pas toujours en place ou appliqués dans les pays qui connaissent des processus avancés de numérisation de la protection sociale.

Troisièmement, il est essentiel d’affirmer la primauté des droits humains et des principes dans la transformation numérique et l’adoption des technologies. L’OIT contribue, avec d’autres organisations multilatérales et bilatérales, à affirmer la pertinence des normes internationales de sécurité sociale, et à veiller à ce que l’accès universel, l’adéquation, l’inclusion, l’égalité de genre, la non-discrimination, la transparence, l’équité, la participation, la qualité de l’administration et des services, la responsabilité, l’efficacité, l’universalité et la durabilité soient au cœur de la modernisation et des avancées technologiques (OIT 2023, OIT, AISS et OCDE 2025).

Les institutions de protection sociale qui exploitent l’IA doivent aligner leurs investissements technologiques sur les politiques et stratégies nationales de protection sociale ainsi que sur les principes des droits humains. Une solution non numérique, y compris l’assistance humaine pour accéder aux interfaces digitales, devrait toujours être disponible afin que les personnes ne pouvant pas accéder aux solutions numériques ne soient pas exclues. Les interfaces numériques doivent intégrer des technologies d’accessibilité (langage simplifié, lecture vocale pour les personnes aveugles, etc.).

Les contenus générés par l’IA, qu’il s’agisse d’assistants conversationnels ou de supports d’information guidant les bénéficiaires dans l’accès à la protection sociale, doivent être adaptés aux langues locales, aux coutumes et aux valeurs culturelles pour en garantir l’accessibilité.

Les agences de protection sociale doivent également améliorer la représentation des groupes défavorisés sur le plan numérique, souvent sous-représentés dans les ensembles de données et les statistiques utilisées pour entraîner les modèles d’IA, et envisager la mise en œuvre de techniques d’atténuation des biais afin de garantir des résultats équitables pour tous les bénéficiaires.

Enfin, l’adoption des technologies numériques devrait renforcer la confiance dans la protection sociale. Cela implique une utilisation appropriée de l’IA à différents stades du cycle de prestation de la protection sociale, guidée par des évaluations de risques, la nécessité d’une supervision humaine et la mise en place de mécanismes de responsabilité pour examiner, valider et ajuster les systèmes de prise de décision partiellement ou totalement automatisés, ainsi que des mécanismes de recours améliorés (Lee-Archer 2023, Ohlenburg 2020).

Les normes de sécurité sociale de l’OIT soulignent la nécessité de la participation des représentants des travailleurs et des employeurs, ainsi que d’autres parties prenantes, à l’élaboration des politiques et stratégies de protection sociale, y compris celles relatives à l’usage des technologies numériques. En définitive, les institutions de protection sociale doivent avoir la capacité de rejeter les solutions numériques qui ne répondent pas aux besoins des bénéficiaires, lesquels doivent disposer de possibilités de recours si ces solutions ne sont pas accessibles.

Pour sensibiliser sur le potentiel de la transformation numérique, de l’échange de données et des nouvelles technologies fondamentales, y compris l’IA, l’OIT s’associe à d'autres acteurs internationaux, dans le cadre du groupe de travail sur la numérisation du Comité de coopération interinstitutions pour la protection sociale (SPIAC-B) et de l’Initiative de convergence numérique – Digital Convergence Initiative (DCI) – Protection sociale, qui contribuera également à produire des données probantes en vue d’un usage plus efficace, respectueux et raisonné des technologies numériques dans la protection sociale.

 

[1] En Namibie, également par SMS, le gouvernement a reçu près de 80 % des demandes en une semaine, tandis qu’au Pérou, plus de 3 millions de ménages ont été enregistrés pendant les deux semaines de la période d’inscription en ligne (Barca & Hebbar 2020).

 

 

Références