
© Pexels/ Ketut Subiyanto
Ce blog de la Revue internationale du Travail explore comment l’IA et l’automatisation transforment le travail indépendant en Europe. Il montre que si la technologie crée de nouvelles opportunités pour certains, elle risque aussi de pousser d’autres – notamment les travailleurs peu rémunérés – vers un travail autonome précaire.
Que vous soyez avocat dans un cabinet et envisagiez de créer votre propre pratique, agent d’entretien aux horaires imprévisibles en quête d’un emploi plus stable, ou encore programmeur hésitant entre la liberté du travail indépendant et la stabilité d’un poste dans la tech — votre choix entre le travail indépendant et le salariat dépend de nombreux facteurs. La recherche montre que les préférences personnelles ainsi que les conditions économiques et sociales générales jouent un rôle important. Ce qui est moins évident, c’est la manière dont la technologie utilisée dans votre travail — comme les outils d’IA ou l’automatisation des tâches — peut faire pencher la balance.
C’est ce que nous explorons dans notre étude¹. Nous avons voulu comprendre comment la technologie — en particulier l’intelligence artificielle (IA) et l’automatisation — influence les décisions concrètes des personnes à passer du salariat au travail indépendant, et si certains groupes de travailleurs (selon leurs compétences, revenus ou âge) sont affectés différemment. Nous avons suivi les transitions entre emploi salarié, travail indépendant en solo et travail indépendant avec employés dans 31 pays européens². Cela nous a permis d’observer comment l’exposition à différents types de technologies influe sur les parcours professionnels — si les personnes restent salariées, deviennent indépendantes ou alternent entre les deux à mesure que progresse la technologie.
Dans notre définition du travail indépendant, nous distinguons le travail indépendant en solo (travailler de manière autonome, sans employés) du travail indépendant avec employés (diriger une entreprise avec du personnel). En matière de technologie, nous avons examiné deux types : l’IA — technologie qui complète souvent le travail humain, en permettant de faire plus et mieux — et l’automatisation — technologie qui tend à remplacer les tâches, notamment les plus répétitives.
Nous avons constaté que les personnes exposées à l’IA dans leur travail sont plus susceptibles de se lancer dans le travail indépendant en solo, mais aussi plus susceptibles de revenir vers un emploi salarié. Cela suggère que l’IA peut créer de nouvelles opportunités pour le travail autonome, surtout pour ceux qui disposent des compétences et de la flexibilité nécessaires pour en tirer parti. Mais cela peut aussi indiquer que le travail indépendant en solo n’est pas toujours souhaitable, notamment à long terme. Notre analyse montre que ces risques sont particulièrement marqués chez les travailleurs peu qualifiés et faiblement rémunérés.
À l’inverse, les travailleurs occupant des postes où l’automatisation est fortement présente sont moins susceptibles de devenir indépendants. Il semble que lorsque l’automatisation réduit les tâches nécessitant une intervention humaine, elle diminue aussi les chances de créer une activité viable en solo dans ces secteurs.
Cela suggère que la technologie peut ouvrir de nouvelles portes aux travailleurs hautement qualifiés — mais pour d’autres, elle peut signifier la perte de la sécurité de l’emploi et l’obligation de se débrouiller seuls, souvent avec peu de soutien. Nombre d’entre eux ne deviennent pas indépendants par choix, mais parce qu’ils ne trouvent pas d’emploi stable et décent.
Cette réalité remet en question l’idée selon laquelle la technologie est toujours un facteur d’émancipation. Au contraire, il existe un risque qu’elle accroisse les inégalités en matière d’accès aux bénéfices qu’elle peut générer. Sans politiques intelligentes, la transformation numérique pourrait laisser trop de personnes sur le bord du chemin.
Nos résultats soulignent plusieurs domaines où une action politique est nécessaire :
- Compétences et inclusion numérique : Les travailleurs doivent être soutenus pour s’adapter aux nouvelles technologies. Cela implique des formations ciblées — en particulier pour les personnes occupant des emplois vulnérables ou peu qualifiés — afin de rester employables ou de lancer des activités viables.
- Protection sociale moderne : De nombreux travailleurs indépendants ne sont pas couverts par les systèmes traditionnels de protection sociale. Ces systèmes doivent refléter la réalité actuelle du marché du travail, y compris les formes d’emploi non standard et le travail indépendant en solo.
- Soutien à un travail décent : Il ne suffit pas de célébrer la flexibilité ou l’esprit d’entreprise. Il faut s’assurer que le travail indépendant — notamment en solo — puisse être une voie vers un emploi décent et sécurisé, et non un pis-aller en l’absence d’autres options.
Le travail indépendant est souvent perçu comme un signe d’innovation et de flexibilité. Et parfois, c’est le cas. Mais ce n’est pas toute l’histoire. Les travailleurs hautement qualifiés exposés à l’IA peuvent choisir de rester salariés ou de devenir entrepreneurs. D’autres — souvent dans des emplois peu rémunérés ou routiniers — peuvent être poussés vers le travail indépendant en solo faute d’alternatives satisfaisantes dans le marché du travail classique.
Il est essentiel d’agir pour que les politiques accompagnent les transitions professionnelles, non seulement pour le bien des individus, mais aussi pour la cohésion sociale et la durabilité à long terme des marchés du travail et des systèmes de protection sociale.
Les recherches futures devraient examiner si les tendances que nous avons identifiées concernant l’IA se poursuivent, voire s’intensifient, à mesure que son adoption s’étend dans l’économie et sur le marché du travail. Dans ce contexte, les analyses portant sur les différences de cadres réglementaires entre pays semblent particulièrement importantes.
¹ Bachmann, R., M. Gonschor, A. Mitra, S. Milasi (2025), Technological progress and the dynamics of self-employment: Worker-level evidence for Europe. Revue internationale du Travail 164(2): 1-23.
² Nos analyses sont basées sur les données de l’enquête européenne EU-SILC sur les revenus et les conditions de vie, pour la période 2014-2019.